La compétence en référé-liberté dans l’affaire de la FEC : ASAMAF alerte sur la dérive vers une dangereuse extension de la juridiction du Conseil d’Etat (Tribune) 

Mardi 1 décembre 2020 - 09:23
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Depuis quelques temps, on assiste à une activité sans égale dans le passé du juge administratif congolais, en particulier du juge administratif suprême qu’est le Conseil d’Etat. Il faut en principe que cela nous réjouisse parce que, la mise en place du juge administratif est un élément important dans l’édifice de l’Etat de droit que l’on veut construire, tant la soumission de l’Administration au droit et la protection des droits et libertés contre les excès de ceux qui exercent le pouvoir exécutif sont ses compétences principales. Mais, un petit bémol doit être mis dans cette réjouissance. Il s’explique par la vigilance qui doit gagner tout le monde à ne pas confondre nécessité d’avoir un juge administratif actif pour asseoir l’Etat de droit, à l’activisme de celui-ci ou même à l’extension de sa juridiction au-delà des limites normales. Oui, il existe des limites pour tout dans un Etat de droit. Des limites pour que le parlement ne déborde pas le cadre de ses compétences sinon on tombe dans un régime d’assemblée (dictature du parlement) ; limites aux pouvoirs de l’exécutif pour qu’on ne verse pas dans une dictature totalitaire et enfin limite aux compétences des juges pour ne pas assister à une dictature des juges ou gouvernement des juges.

C’est justement cette vigilance qui motive les Affinités Scientifiques Auguste Mampuya Forever (ASAMAF) à, chaque fois que nécessaire, lancer l’alerte. Car, on assiste à une dangereuse extension de la juridiction du juge administratif et à la tentation de faire sortir le juge du Conseil d’Etat du champ de ses compétences. En effet, le Conseil d’Etat est juge de la légalité des actes administratifs, c’est-à-dire qu’il vérifie la conformité des actes administratifs à la loi. Il est principalement juge de la soumission de l’Administration, au travers de ses décisions, au droit et donc à la loi. Il n’est ni juge de la constitutionnalité des actes de l’Administration, ni celui de la légalité des actes des personnes privées.
C’est justement au sujet des limites de la compétence du juge administratif et de son exercice à l’égard des personnes privées que nous réagissons. Puisque, spécialement dans l’affaire de la Fédération des Entreprises du Congo (FEC), le Conseil d’Etat, a rendu une ordonnance en référée-liberté, décision dans laquelle il annule une décision de l’assemblée élective de ce syndicat des patrons congolais.

Sans nous intéresser aux aspects de la question consistant à savoir si l’assemblée élective de cette institution était régulièrement convoquée ni de savoir si elle était régulièrement constituée, nous nous limiterons à la nature de cette institution et, par rapport à cette nature, à la compétence du Conseil d’Etat à son égard.
Pour ce faire, il faut savoir si, en fonction de la nature de la FEC, le juge administratif peut être compétent et ainsi intervenir dans une affaire qui la concerne. A ce sujet, au regard de ses statuts révisés en 2011, la FEC est une association sans but lucratif (ASBL). L’article 1er de ses statuts dispose : « Article 1er : Il est constitué par le présent acte, une Fédération dénommée « Fédération des Entreprises du Congo » en abrégé « FEC », désignée ci-après sous le terme « Fédération ». La Fédération est régie par les dispositions de la Loi n° 004/2001 du 20 juillet 2001 portant dispositions générales applicables aux associations sans but lucratif et aux établissements d’utilité publique, et par la Loi n°015/2002 du 16 Octobre 2002 portant Code du Travail ainsi que par les dispositions des présents statuts. »

En tant qu’ASBL, la FEC doit son existence et sa création aux personnes privées que sont ses fondateurs et non à l’Etat. Elle est créée conformément à une loi et non pas par une loi. Elle est aussi régie par le code du travail en tant qu’association professionnelle réunissant les employeurs.
L’article 230 du code du travail dispose :  « Les travailleurs et les employeurs tels que définis à l'article 7 du présent Code ont le droit de se constituer en organisations ayant exclusivement pour objet l'étude, la défense et le développement de leurs intérêts professionnels ainsi que le progrès social, économique et moral de leurs membres. » 
Pour utiliser les termes connus, la FEC est un syndicat des employeurs créé non pas par le code du travail congolais, mais en vertu de celui-ci, comme tous les syndicats. Ainsi, il ne faut pas confondre les organisations professionnelles créées par des statuts conformément notamment au code du travail pour assurer la défense des travailleurs ou des employeurs (APUKIN, ACS, SYNAMAG, etc.) aux ordres professionnels créés par la loi ( par la loi et donc par l’Etat) en vue d’organiser l’exercice d’un service porté par une profession comme l’ordre professionnel des avocats et l’ordre professionnel des médecins. Car, la formulation de l’alinéa 2 de l’article 85 de la loi organique sur les juridictions de l’ordre administratif peut prêter à confusion lorsqu’il y est dit que « Sans préjudice des autres compétences que lui reconnaît la Constitution ou la présente loi organique, la section du contentieux du Conseil d'État connaît, en premier et dernier ressort, des recours en annulation pour violation de la loi, de l'édit ou du règlement, formés contre les actes, règlements ou décisions des autorités administratives centrales ou contre ceux des organismes publics placés sous leur tutelle ainsi que ceux des organes nationaux des ordres professionnels. »  

Conformément au droit congolais, certaines décisions (pas toutes) prises par les organes des ordres professionnels comme l’ordre des avocats ou l’ordre des médecins qui sont, eux, à la différence de la  FEC, créés par la loi parce qu’à notre avis ils sont des « personnes privées transparentes », relevant de la compétence du juge administratif. Ces ordres sont créés par la loi et l’admission en leur sein est une condition pour exercer ladite profession.

Cela étant dit, la FEC n’est pas un ordre professionnel parce qu’elle n’est ni créée par la loi, ni constituée en ordre dont l’affiliation serait rendue obligatoire pour exercer une activité dans les affaires. La référence à l’article 230 du code du travail indique qu’elle n’est pas un ordre chargé principalement de veiller au respect de la pratique d’une profession mais bien un syndicat.
C’est donc une institution de droit privé et, en principe, le juge administratif n’exerce pas sa compétence à l’égard des décisions des personnes privées. Les différends qui naissent au sujet des décisions des personnes privées relèvent de la compétence du juge judiciaire. Il en est ainsi des contestations qui sont relatives à l’accession aux organes dirigeants des ASBL. Puisque le droit public est un droit foncièrement sensible aux questions de compétence, et le droit judiciaire également appelle le juge à vérifier sa compétence avant de décider, il est important de vérifier la compétence du Conseil d’Etat dans l’affaire relative à la FEC.
Mais, ce principe ne signifie pas que le pont soit absolument rompu entre le juge administratif et les personnes privées parce qu’il est des cas dans lesquels le juge administratif peut exercer sa compétence à l’égard des personnes de droit privé. La justice administrative a beaucoup évolué ces dernières années. C'est manifeste en matière procédurale. En effet, lui qui est juge de droit public peut être amené à exercer sa compétence à l’égard des personnes privées si la loi le lui demande, ou si les personnes privées sont revêtues des prérogatives de puissance publique, ou encore si elles sont de « personnes privées transparentes » que nous avons rencontrées ci-dessus. Il faut analyser les statuts de la FEC pour vérifier si cette ASBL de droit congolais est une personne privée transparente, si la loi autorise le juge administratif à exercer ses compétences à son égard, s’il lui est attribué des missions et des prérogatives de puissance publique.
En effet, parce que le juge administratif a pour mission principale d’assurer la soumission de l’administration à la loi, il cherche partout où se cache un service public, même géré par une personne privée ou, plus précisément, par une ASBL, notamment lorsque cette personne privée gérant le service public jouit de prérogatives et privilèges de puissance publique, afin alors d’y intervenir. 
Cela étant, la compétence du juge administratif est incontestable lorsqu’une personne privée exerce  des prérogatives de puissance publique qui sont constituées des pouvoirs exorbitants sortant de l’ordinaire, exorbitants du droit commun. Même dans ce cas d’associations privées jouissant de prérogatives de puissance publique, seules leurs décisions dans lesquelles elles agissent sur base de ces prérogatives de puissance publique peuvent relever du juge administratif, c’est-à-dire uniquement lorsqu’elles font usage de ces prérogatives de puissance publique. De cette façon, restent de la compétence de la juridiction judiciaire les décisions se rapportant aux matières qui n’ont pas de lien avec le service public ni avec les prérogatives de puissance publique.

Ainsi par exemple, il a été jugé par le Conseil d’Etat de France que reste de la compétence du juge civil la décision relative à la délivrance des cartes de membres d’une association communale de chasse agréée, prises en dehors de l’exercice des prérogatives de puissance publique (CE, 21 juill. 1989, Houvert, requête numéro 69130, Rec., T., p. 431. Sur la même question, voir aussi : CE, 12 déc. 2003, Syndicat national des enseignants professionnels de judo, jujitsu, requête numéro 219113, Rec., T., p. 710).
Ainsi, les juridictions des instances sœurs existant dans d’autres Etats fournissent beaucoup d’éléments d’analyse dans ce sens. Par exemple, il a été jugé que « ne relèvent pas davantage de la compétence du juge administratif les décisions d’un établissement d’enseignement privé, reconnu d’utilité publique et participant à l’accomplissement des missions de service public de l’enseignement supérieur, relative au passage d’une année de scolarité dans l’année suivante, après un contrôle de connaissances opéré par un jury propre à l’école (CE, 28 juin 1995, Dubois, requêtes numéros 75258, 108281 et 110416, Rec., T., p. 823). »  Ainsi donc, une personne privée peut être qualifiée « transparente »  par le juge et se voir appliquer le droit administratif lorsque compte tenu de ses modalités d’organisation, de fonctionnement et de financement, ainsi que de ses relations avec une personne publique, il apparaît qu’elle est créée et parfois même financée par la personne publique au point que cette dernière joue un rôle important dans son fonctionnement. Ainsi, une association privée est dite transparente lorsqu’elle constitue un démembrement de l’administration et qui a pour objet la prise en charge de missions de service public, l’adjectif « transparent » exprimant la fiction que constitue ce type d’association. La décision la plus célèbre sur cette question est celle 21 mars 2007 dans l’affaire devant le Conseil d’Etat de France relative à la Commune de Boulogne-Billancourt, req. n° 281796. 
Au regard de sa création, de son organisation, de son fonctionnement et de son financement, la FEC n’est pas une personne privée transparente parce qu’elle ne remplit pas les critères de transparence qui viennent d’être exposés.

Certaines autres personnes peuvent arguer que la FEC assume aussi les compétences de chambres de commerce, comme si toutes les chambres de commerce étaient naturellement des personnes administratives ou des personnes privées transparentes en l’absence d’une volonté manifeste de l’administration et des liens avec l’Etat. La Cour d’Appel avait, dans une affaire de sa mise à la retraite d’office d’un agent de la chambre de commerce et d’industrie de Paris, estimé que cette affaire relevait de sa compétence malgré l’exception d’incompétence de la chambre de commerce, se fondant sur l’argument que l’activité de la chambre de commerce et d’industrie, « purement industrielle et commerciale », relevait du juge judiciaire. 
Après le pourvoi en cassation de la chambre, la Cour de cassation de France avait annulé cette décision, estimant que la Cour d’Appel s’était appuyée à tort sur l’activité de la chambre de commerce et d’industrie alors que le statut même de ses agents s’oppose à un tel raisonnement. Ils sont des agents titulaires soumis au statut du personnel administratif des chambres de commerce et d’industrie. En conséquence, se fondant sur l’article 1er de la loi n° 52-1311 du 10 décembre 1952 relative à l’établissement obligatoire d’un statut du personnel administratif des chambres d’agriculture, des chambres de commerce et des chambres de métiers, la Chambre sociale de la Cour de cassation jugea que le litige opposant la requérante à la chambre de commerce et d’industrie relevait « de la compétence des juridictions administratives, quelles que soient les activités exercées par l'intéressée dans les services de la chambre de commerce et d'industrie ».

Ainsi, si dans le cas de la France, il est décidé que le droit administratif s’applique aux chambres de commerce ce n’est pas à cause de la nature de ses activités qui feraient, comme certains pourraient être tentés de le croire, de toute chambre de commerce, un établissement public, mais bien à cause de la volonté du législateur qui, exprimée dans cette loi particulière. Le seul argument qui fait appliquer le droit administratif à des chambres de commerce en France c’est la volonté du législateur et non pas la nature des activités, qui, de l’avis justement sanctionné du juge prud’homal de Paris seraient de ce fait soumises, en vertu de leur objet, au droit privé. 
Ce n’est donc pas à cause du fait qu’elle exerce des activités de chambre de commerce qu’elle doit automatiquement être un établissement public. Ainsi, rien dans l’affaire relative à la FEC ne fait d’elle une Administration, un prolongement de l’Etat ou une personne privée transparente. En effet, l’article 3 des statuts de la FEC prévoit que « La Fédération a pour objet d'assumer les fonctions de Chambre de Commerce, d'industrie, de métiers, des mines, d'agriculture et d’autres secteurs ainsi que d'Organisation Professionnelle des Employeurs. »

En tant que chambre de commerce, la FEC s’occupe notamment de « Promouvoir les intérêts des entreprises de différents secteurs de l’activité économique, sociale et scientifique, en harmonie avec les biens communs ; Coopérer  pour le développement et la mise en œuvre du développement économique et social ; Maintenir les répertoires pour les pays étrangers ; Etablir des statistiques socio-économiques ; Fournir des indicateurs économiques ; Favoriser les réunions d’affaires avec des partenaires extérieurs ; Représenter le secteur privé national dans les négociations avec les différents ministères ; Renforcer les relations commerciales et la compréhension entre les membres ; Créer et renforcer une relation harmonieuse entre le gouvernement et les communautés ; Organiser des séminaires, conférences, etc. ; Transmettre une série de supports de communications à ses membres tels que des lettres d’information, l’annuaire d’entreprises, la guide pratique des dispositions légales pour entreprendre en République Démocratique du Congo, ainsi que des publications ponctuelles ; Participer au développement du droit. »
Cela étant, ni la procédure d’adhésion à la fédération (article 5), de démission (article 8), ni la procédure de désignation des membres (articles 21 à 25), ni son mode de financement (article 72) ne lui font ressembler à un prolongement de l’Etat, ni à une personne privée transparente.
C’est sur ces bases argumentaires qu’à l’ASAMAF nous considérons que l’ordonnance ROR 182 en matière de référé-liberté reconnaît bien à tort la compétence du juge du Conseil d’Etat, étendant les compétences de cette juridiction telle que définies par l’article 85 alinéa 2 de la loi organique. Contre cette tendance toute récente d’étendre au-delà de ce que leur attribuent la constitution et leurs lois respectives les compétences des différentes juridictions, et de faire intervenir le juge dans les affaires qui ne relèvent pas de la nature de celles que lui soumettent la constitution et les lois, ASAMAF a chaque fois sonné l’alarme et prévenu contre les dérives qui, tout en réduisant la Justice en auxiliaire d’intérêts particuliers, l’engagent hors le véritable Etat de droit.  

Pour les ASAMAF-Asbl, Maître Trésor LUNGUNGU KIDIMBA
Coordonnateur