Cinq questions directes au Prof Mbata

Vendredi 5 juin 2015 - 10:40

Professeur de droit public (constitutionnaliste) à l’université de Kinshasa et à plusieurs universités africaines, André Mbata Mangu a séjourné, la semaine dernière, en Belgique où il était invité par trois organisations de la diaspora congolaise. Le jeudi 28 mai, il a animé à Louvain-la-Neuve un débat sur le thème : «Découpage territorial en République Démocratique du Congo : Constitutionalité ou stratégie politique ? ». En marge de ce débat, le «prof’» a évoqué la situation générale au Congo-Kinshasa avec la rédaction de Congo Indépendant. Pour lui, "la majorité au pouvoir doit avoir le courage politique de reconnaître qu’elle a commis des erreurs. Et dire qu’elle est disposée à les corriger".

Comment allez-vous après l’agression dont vous avez été l’objet en janvier dernier en Afrique du Sud ?

Je vais répondre à votre question. Mais je voudrais, avant toute chose, m’acquitter d’un devoir qui me semble impérieux. Il s’agit de remercier le journal en ligne "Congo Indépendant" pour le travail qu’il abat en ce moment particulier de l’histoire de notre pays. Chacun a le droit d’aimer ou de ne pas aimer votre journal. Mais l’histoire rendra témoignage à Congo Indépendant pour tout ce qu’il a fait pendant cette période pour raviver la conscience de la nation.

Comment vous portez-vous?

Je vais bien ! Après l’agression, j’ai déposé plainte contre «inconnu». L’enquête est en cours. Mon agression a eu lieu en Afrique du Sud, un pays où certains dirigeants autoritaires africains - que vous connaissez bien - n’hésitent pas à envoyer leurs sicaires pour attaquer ou assassiner leurs opposants. Cette attaque n’a nullement entamé ma détermination à contribuer, autant que faire se peut, au Changement dans notre pays et en Afrique.

Quel est le message à retenir de la conférence-débat que vous avez animée à Louvain-la-Neuve ?

Le message à retenir est que la Constitution promulguée le 18 février 2006 avait bien prévu le découpage territorial. Toutefois, les nouvelles provinces devaient être mises en place « endéans 36 mois» qui suivaient l’installation effective des institutions politiques, c’est-à-dire en 2010. Curieusement, lors de la révision constitutionnelle du 20 janvier 2011 - au cours de laquelle avait été supprimé le deuxième tour de l’élection présidentielle -, le délai de 36 mois a été supprimé. C’est ainsi qu’après cette révision constitutionnelle, il n’est plus impérieux de faire le découpage avant 2016. En voulant procéder à ce découpage à tout prix avant 2016 alors que les pouvoirs publics ne sont plus tenus par un délai, on se trouve dans une logique de «stratégie politique» qui va dans le même sens que la «stratégie du glissement».

Pouvez-vous expliciter votre pensée?

Vous le savez autant que moi que plusieurs «stratégies politiques» ont été montées par la majorité. Première stratégie : c’est le fameux livre « De la révision de la Constitution à l’inanition de la nation » (Ndlr : livre édité en juin 2013 par Evariste Boshab). Le livre auquel j’avais réagi pour la simple raison qu’on ne pouvait pas toucher à l’article 220 de la Constitution. Le nombre de mandat du président de la République étant limité, celui-ci devait partir à la fin de son second mandat en 2016. La première stratégie a échoué suite au tollé provoqué au sein de l’opinion congolaise. La deuxième stratégie : c’est le référendum. L’idée d’une révision constitutionnelle ayant échoué, des pétitions ont été lancées pour un référendum. Objectif : faire sauter l’article 220 qui verrouille notamment le nombre et la durée des mandats du président de la République. Certaines personnes sont venues à Bruxelles battre campagne. Vous vous souvenez d’une association dont le mot d’ordre était : « Totondi yo nano te !». Les initiateurs n’étaient pas encore fatigués de «manger». Cette idée de référendum a également été combattue. En clair, le référendum n’est possible que pour toutes les matières susceptibles de révision. Dès lors que le « nombre de mandat » est interdit de révision, il ne peut faire l’objet d’un référendum. Troisième stratégie : c’est la modification de la loi électorale pour obtenir le glissement du calendrier électoral. Notre peuple a dit «Non !». Quatrième stratégie : le découpage territorial à tout prix. Le découpage est lié directement aux sept scrutins à organiser par la Commission électorale nationale indépendante (CENI). On voudrait organiser sept scrutins en moins de deux ans alors que le pays ne dispose pas de moyens. Pour répondre à votre question initiale, le découpage territorial en cours participe dans la stratégie du « glissement ». La dernière stratégie a un nom : le « dialogue ».

Certains juristes ont relevé quelques irrégularités en ce qui concerne les décrets pris par le Premier ministre pour la mise en œuvre des nouvelles provinces. Avez-vous fait le même constat ?

Absolument ! Les provinces congolaises sont autonomes et la Constitution leur confère des pouvoirs. Les décrets signés par le Premier ministre instituent des Commissions. Des Commissions qui méconnaissent les prérogatives des provinces dans la mesure où les rapports rédigés par les membres des dites commissions sont exempts de débat. Les membres des Assemblées provinciales doivent tout simplement « prendre acte ». C’est tout à fait inconstitutionnel ! Que voit-on? On dépouille les Assemblées provinciales des pouvoirs que leur confère la Constitution pour les transmettre à des commissions non prévues par la Constitution. Cette réduction des prérogatives dévolues aux provinces est une violation flagrante de l’article 220 de la Charte suprême. Il va sans dire que les décrets du Premier ministre sont tout simplement inconstitutionnels. C’est une fraude à la Constitution.

Le tout-Kinshasa-politique n’a qu’un mot dans la bouche : « dialogue ». Quelle est votre lecture à ce sujet ?

On va dialoguer sur quoi et avec qui?

Il semble que la majorité ne ferait que répondre à des «demandes de dialogue» entendues ici et là …

Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Qu’est-ce qu’on n’a pas dit à Monsieur Kabila par les évêques et la société civile? Faut-il franchement un dialogue pour que la majorité annonce qu’elle accepte le report des élections locales, municipales et urbaines ? Faut-il un dialogue pour que le pouvoir ordonne la libération des prisonniers politiques ? Quel est le but de ce dialogue ? J’estime que Monsieur Kabila et sa majorité devraient dire qu’ils ont tout entendu. L’émissaire que Monsieur Kabila avait dépêché auprès des partis politiques n’est autre que le patron de ce qu’on appelle le «service d’intelligence». On ne peut que supposer que ce service a en sa possession tous les rapports sur ce qui se dit aussi bien dans les milieux politiques et de la société civile que de la communauté internationale. La majorité doit avoir le courage politique de reconnaître qu’elle a commis des erreurs. Et dire qu’elle est disposée à les corriger. Faut-il un dialogue pour cela ? Je ne le pense pas ! Quel en serait d’ailleurs le résultat ? A propos, que sont devenues les recommandations issues des fameuses
«Concertations nationales» ? Pourquoi tarde-t-on à les appliquer ? Il y a de la mauvaise foi manifeste. Au risque de me répéter, je considère que l’organisation de ce dialogue n’est nullement opportune. L’erreur est humaine. Le régime en place a échoué. Il a commis des erreurs. J’ai toujours dit qu’"il y a une vie après la Présidence". C’est en tout cas ce qui vient de se passer au Nigeria avec la passation de pouvoir entre un président sortant, Goodluck Jonathan, et un président entrant, Mohammadu Buhari. Au Congo, le dernier mandat de l’actuel président se termine en décembre 2016. Le locataire du Palais de la nation doit se préparer à partir. On n’a pas besoin d’un dialogue qui risque d’aboutir au «glissement».

Dans une récente tribune, l’ancien ambassadeur Roger Nkema Liloo exhorte la classe politique à « aller négocier…»

On va négocier quoi ? Va-t-on négocier la Constitution ?

Que répondez-vous à ceux qui disent que ce dialogue serait l’occasion de donner à « Joseph Kabila » des « garanties » pour l’après-2016…

Tout ancien chef de l’Etat a le statut de sénateur à vie. Que faudrait-il encore ? Devrait-on donner des garanties d’impunité pour les crimes contre l’humanité ? En décembre 2016, je voudrais bien voir Monsieur Kabila remercier le peuple congolais. Je voudrais le voir demander pardon au peuple pour les erreurs qu’il a commises. Voilà ce qu’il doit faire s’il veut vraiment entrer dans l’Histoire. Mon vœu le plus cher est qu’il n’y ait pas de «chasse aux sorcières» après 2016.

D’aucuns soutiennent que « Joseph Kabila » doit faire une déclaration solennelle qu’il ne se représentera pas en 2016. Est-ce votre avis ?

J’ai soutenu cette opinion à plusieurs reprises. Une telle démarche ne vaut plus la peine dans le contexte actuel. Il ne sert à rien de demander à Monsieur Kabila de se prononcer alors qu’il n’a pas l’habitude de parler.

Sur « Facebook », il y a une page d’un certain « Badive Fula Mpungu ». On peut y lire notamment : « Votez Mama Olive Lembe en 2016 ». Avez-vous déjà entendu parler de cette action qui a les allures d’un ballon d’essai?

J’en ai entendu parler. Olive Lembe di Sita est une citoyenne congolaise. Nous parlons actuellement de son mari, Monsieur Kabila, dont le mandat s’achève en décembre 2016. Depuis belle lurette, on ne cesse d’exhorter la majorité présidentielle à présenter un «dauphin» à la prochaine élection présidentielle. Personne ne s’y opposera. Il appartiendra au peuple congolais d’en juger.

Deux mois après la découverte de 421 corps dans une fosse commune à Maluku, l’enquête annoncée par les pouvoirs publics est toujours « en cours ». Quelle est votre réaction ?

Il est regrettable de constater que des compatriotes, des êtres humains comme vous et moi, aient été enterrés comme des chiens dans des fosses. Il est très grave de constater qu’on tente de banaliser cette affaire. A mon avis, il y a une présomption de crime contre l’humanité. Ce dossier sera traité même après...

Qu’entendez-vous par : « après » ?

Je voudrais simplement dire que quel que soit le temps qui va s’écouler, ce dossier ne sera jamais oublié. Tôt ou tard, les responsabilités seront déterminées. Les responsables directs ou indirects seront poursuivis. Le peuple congolais devrait être assez regardant vis-à-vis des gens qui prétendent gouverner en son nom mais qui n’hésitent pas à enterrer en cachette leurs compatriotes dans des fosses communes. Plus grave, les mêmes gouvernants ont soutenu que ce genre d’inhumation était une pratique courante. C’est un aveu. Il doit donc y avoir plusieurs fosses communes à travers la ville de Kinshasa. Le peuple congolais doit, le moment venu, en tirer les conséquences.

Vous êtes enseignant, professeur de droit à l’université de Kinshasa. Quel est l’état de l’enseignement aujourd’hui au pays?

L’enseignement est dans un état très malheureux ! un état Inimaginable !

C’est-à-dire ?

Comme vous le savez, j’enseigne dans plusieurs universités. A ma connaissance, aucune université congolaise n’est reprise parmi les 180 meilleures institutions universitaires du continent africain.

Quelle en serait la cause, selon vous?

Il n’ y a pas d’université sans bibliothèque ni recherche. Un professeur d’université est avant tout un chercheur et non un vendeur de syllabus.

Pas de bibliothèque à l’Université de Kinshasa et de Lubumbashi?

Il n’y en a pas ! J’apprends avec étonnement que certains établissements ont été autorisés d’organiser l’enseignement de troisième cycle.

C’est la question que j’allais vous posez...

Ce troisième cycle n’aura aucune valeur. En fait, ce régime de Monsieur Kabila a vraiment détruit le pays. C’est un "génocide intellectuel". Nos étudiants qui veulent s’inscrire dans les universités étrangères ont des diplômes qui ne sont pas reconnus. Nos étudiants ne s’adonnent pas à la recherche. Dans les milieux des professeurs, mêmement. Nombreux sont des professeurs qui sont devenus ce que j’appelle des "tambourinaires" du pouvoir. Ils passent le clair de leur temps à courir dans des cabinets ministériels pour être nommés PDG, gouverneur ou ministre. L’enseignement va mal aussi bien au niveau primaire et secondaire que supérieur.

Que faire?

J’espère que l’alternance en 2016 apportera le changement dans ce secteur. Je suis stupéfait d’entendre certains responsables politiques parler d’"émergence". Comment peut-on parler d’émergence tout en négligeant l’enseignement?

Le Premier ministre Matata Ponyo parle, lui, de la croissance à deux chiffres...

Le Premier ministre n’a rien compris. Je crois qu’il y a un problème avec nos économistes. Ils n’ont rien compris des théories libérales. Je crois que ces gens ne sont pas à leurs places.

Au Burundi, un dictateur paraît décidé à briguer un troisième mandat en dépit de l’interdit constitutionnel. La mollesse de la réaction de la "communauté internationale" ne risque-t-elle pas d’inspirer d’autres satrapes?

Monsieur Nkurunziza est un dictateur. Il fait une mauvaise lecture de la constitution de son pays en prétendant que son premier mandat ne compte pas parce qu’il a été élu au suffrage indirect. J’estime que l’ancienne puissance coloniale qu’est la Belgique doit assumer sa part de responsabilité.

En faisant quoi?

La Belgique devait comprendre que son intérêt est de faire promouvoir la démocratie dans ses anciennes colonies. Pour le moment, le message est brouillé par le double langage. Ce sont des pratiques connues depuis l’époque du président Mobutu surtout du côté des Francophones. Je ne cite pas de noms. Nombreux sont corrompus dans le système. Dieu merci pour le Congo. Le changement dans notre pays ne viendra pas de l’étranger. Il viendra de l’intérieur. La RDC ne suivra pas l’exemple du Burundi. J’ai la conviction qu’il y aura alternance en République démocratique du Congo. Notre peuple est debout!

Vous vouliez dire un mot sur la Cour constitutionnelle...

Effectivement! Je redoute qu’après l’échec de la mise en œuvre de la "stratégie du découpage" que le pouvoir dise à la CENI qu’il n’y a pas d’argent pour organiser les élections. Je crains que la CENI annonce aussitôt le report de ces consultations politiques en demandant qu’on saisisse la Cour constitutionnelle comme cela a été le cas au Burundi. La Cour constitutionnelle va certainement entériner le report. Et ce pour la simple raison que cette juridiction n’est composée que des gens liés à la majorité présidentielle. Certains membres ont été nommés à titre de "reconnaissance". D’autres étaient à la Cour suprême de justice. La même Cour suprême qui avait proclamé des résultats inconcevables. C’est ça le piège! Les membres de la Cour constitutionnelle du Congo doivent comprendre que le peuple congolais ne laissera pas faire ce qui s’est passé au Burundi...

Il y a la question des citoyens ayant atteint l’âge de la majorité depuis 2011 à inscrire sur les listes électorales...

On ne peut pas exclure plus dix millions de citoyens du suffrage. C’est ici que la Cour constitutionnelle devrait jouer son rôle en instruisant la CENI à ouvrir ses bureaux pour enregistrer ces nouveaux électeurs. Je ne pourrais pas conclure sans parler du rôle des médias en démocratie. La situation de notre pays dans ce domaine est déplorable. Nous avons des médias et des journalistes qui se comportent en "répétiteurs" des thèses de la majorité ou de l’opposition. La presse doit analyser les faits pour éclairer l’opinion. L’état de la démocratie dépend de l’état de la presse. Notre presse est malade. Elle est corrompue. Notre "élite intellectuelle" est malade. Je suis professeur d’université. Plusieurs professeurs sont "malades" dans nos rangs. Les milieux religieux le sont également.

Que faire pour guérir l’"élite intellectuelle"?

Il faut une conscientisation. Le pays tout entier est "malade".

Que répondez-vous à ceux qui disent que l’"élite" aurait pu être vertueuse si elle avait le fameux "minimum vital"?

En fait, notre pays fait face à une crise morale! La pauvreté est d’abord morale. C’est dans la tête. Les Chinois ont raison de dire : "Le poisson pourrit d’abord par la tête". Le Congo est pourrit au niveau de la tête. C’est au niveau de la tête qu’il faut le soigner. Il s’agit pas ici seulement de la tête de Monsieur Kabila. Nous devons changer de mentalité...

Propos recueillis par Baudouin Amba Wetshi
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