Justice électorale en RDC : la Cour constitutionnelle s’arroge un étrange « pouvoir de régulateur de la vie politique » et décide ultra petita !

Mardi 15 septembre 2015 - 12:31

(Par Maître LUMU MBAYA Sylvain)

L’opinion se souviendra que, par sa requête du 29 juillet 2015, la Commission Electorale Nationale Indépendante a saisi la Cour constitutionnelle pour :

- A titre principal : solliciter l’interprétation de l’article 10 de la Loi de programmation n°15/004 déterminant les modalités d’installation de nouvelles provinces et 168 de la Loi n°06/006 du 09 mars 2006 portant organisation des élections présidentielle, législatives, provinciales, urbaines, municipales et locales, telle que modifiée à ce jour ;

- A titre subsidiaire : son avis sur la poursuite du processus électoral tel que planifié par la décision de la CENI n°001/CENI/BUR/15 du 12 février 2015 portant publication du calendrier des élections provinciales, urbaines, municipales et locales 2015 et des élections présidentielle et législatives 2016 relativement à l’organisation, dans le délai, des élections provinciales prévues le 25 octobre 2015 .

Cette affaire a été inscrite au registre de la Cour sous R.Const.0089/2015. Après avoir sollicité et obtenu de la CENI des éléments complémentaires sur les difficultés qu’elle éprouverait dans la poursuite du processus électoral selon le calendrier, la Cour a entendu également le gouvernement, pour réunir des éléments pouvant lui permettre de se prononcer en connaissance de cause. Elle rendra son arrêt en date du 8 septembre 2015, lequel fait l’objet des présents commentaires dans une approche essentiellement de science juridique.

Observations sur l’arrêt de la Cour
Relativement aux deux chefs de demande de la CENI et la réponse de la Cour y afférente, nos observations porteront sur trois points essentiels à savoir la demande en interprétation en premier lieu (1), l’avis pour la poursuite du processus électoral, ensuite (2) et le « pouvoir de régulation de la vie politique » (3) que s’est arrogée la Cour constitutionnelle pour rendre son arrêt constatant « le cas de force majeure » dans lequel s’est trouvée la CENI dans la gestion du processus électoral, en dernier lieu.

A propos de la demande en interprétation des articles 10 de la loi de programmation et 168 de la loi électorale
1°. Défaut de qualité pour la CENI de saisir la Cour sur cette matière.

Les organes habilités à saisir la Cour constitutionnelle sont limitativement énumérés et la matière bien précise : l’interprétation de la Constitution. Conformément aux dispositions de l’article 161, alinéa 1er de la Constitution de la République, et 54 alinéa 2 de la loi organique portant fonctionnement de la Cour constitutionnelle, cette dernière n’est compétente pour interpréter la Constitution que

« sur saisine du Président de la République, du Gouvernement, du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée nationale, d’un dixième de chacune des chambres parlementaires, des Gouverneurs des provinces et des Présidents des Assemblées provinciales ».

C’est lorsqu’elle est saisie uniquement par ces organes qu’elle peut exercer sa compétente et ce, faut-il le préciser, dans le domaine d’« interprétation de la Constitution ».

C’est donc sans raison qu’elle s’est déclarée incompétente sur ce point précis car elle aurait pu valablement arrêter le débat en déclarant la requête de la CENI irrecevable pour ce seul motif.

2°. La matière soumise à interprétation n’est pas de la compétence de la Cour constitutionnelle

Le second motif d’irrecevabilité de la requête de la CENI relèverait du fait que, même si elle pouvait être admissible à saisir la Cour en interprétation, la CENI ne l’a pas fait, pour « interpréter la Constitution » mais pour deux dispositions de deux lois distinctes : l’article 10 de la Loi de programmation n°15/004 déterminant les modalités d’installation de nouvelles provinces et 168 de la Loi n°06/006 du 09 mars 2006 portant organisation des élections présidentielle, législatives, provinciales, urbaines, municipales et locales, telle que modifiée à ce jour.

Sur ce point, la CENI, en lui posant cette question, a induit le juge constitutionnel en erreur. Car, au regard des dispositions de l’alinéa premier de l’article 160 de la Constitution, « la Cour est chargée du contrôle de la constitutionalité des lois et des actes ayant force de loi », et non de l’interprétation des lois.

En ce qui concerne son avis pour « la poursuite du processus électoral »
Le deuxième chef de demande de la CENI était de voir la Cour lui donner un avis sur la poursuite du processus électoral en exécution du calendrier électoral.

Saisie pour rendre un avis, la Cour se prononce par voie d’arrêt. Elle s’est retrouvée en face d’une réelle difficulté d’abord de pure forme ; de fond ensuite.

En ce qui concerne la forme, la Cour a évoqué les dispositions des articles 168 alinéa 1er de la Constitution et 93 alinéa 1er et 4 de la loi organique n°13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle pour rappeler qu’ « elle statue non pas par voie d’avis mais par voie d’arrêt… », contrairement à la demande de la CENI.

La Cour constitutionnelle, comme elle l’a si bien rappelé, aurait pu constater cette erreur dans le « libellé » du deuxième chef de demande de la CENI, et le déclarer aussi irrecevable. Ce qu’elle n’a pas fait non plus.

Pour poursuivre son œuvre quant au fond, la Cour fait prévaloir un étrange « pouvoir de régulation de la vie politique ».

A propos du « pouvoir de régulation de la vie politique, du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics »
Vu le contexte dans lequel le problème a été posé, à savoir l’impasse dans lequel se trouve la CENI dans l’exécution du calendrier électoral, la Cour s’est vue obligée de se prononcer sur l’épineuse question de « la poursuite du processus électoral ». Ce qui, malheureusement, ne relève pas de ses compétences, même implicites.

L’évaluation du processus électoral pour sa poursuite ou non relève de l’exercice de prérogatives propres à la CENI. Elle seule est responsable, et jouit de l’indépendance qu’elle a toujours réclamée ou affirmée chaque fois que celle-ci est mise en mal (voir par exemple, à l’occasion du calendrier alternatif produit par l’opposition en réaction et à la suite de la publication du calendrier global par la CENI). Solliciter pareil avis hypothèque cette indépendance et constitue un aveu d’incapacité à gérer le processus électoral qu’elle est appelée à conduire du début à la fin ou des problèmes réels qu’elle rencontre sur ce chemin.

La Cour dont les compétences sont limitativement consacrées dans la Constitution de la République et traduites dans sa loi organique, a fait fausse route en se prononçant sur cette question. Mais l’ayant fait, elle s’est fondée sur un prétendu « pouvoir de régulation de la vie politique » dont elle disposerait. Quelle serait la base juridique d’un tel pouvoir ?

La Constitution de la République fait référence au pouvoir de ce genre, mais en faveur du Chef de l’Etat à son article 69 en des termes suivants :

« Le Président de la République est le Chef de l’Etat. Il représente la nation et il est le symbole de l’unité nationale.

Il veille au respect de la Constitution.

Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions ainsi que la continuité de l’Etat. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, de la souveraineté nationale et du respect des traités et accords internationaux ».

A en croire les termes de cette disposition constitutionnelle, le Chef de l’Etat assure le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions ainsi que la continuité de l’Etat.

Tandis que la Cour constitutionnelle, outre ses compétences pénales vis-à-vis du Chef de l’Etat et du Premier Ministre , est chargée des matières très limitées reprises aux dispositions des articles 160 à 169 de la Constitution. On peut citer, le contrôle de la constitutionnalité des lois et des actes ayant force de loi, des lois organiques avant leur promulgation, et les Règlements intérieurs des Chambres parlementaires et du Congrès, de la Commission électorale nationale indépendante ainsi que du Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication, avant leur mise en application, le contentieux des élections présidentielles et législatives ainsi que du référendum, les conflits de compétences entre le Pouvoir exécutif et le Pouvoir législatif ainsi qu’entre l’Etat et les provinces, les recours contre les arrêts rendus par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, uniquement en tant qu’ils se prononcent sur l’attribution du litige aux juridictions de l’ordre judiciaire ou administratif. La Cour constitutionnelle est aussi juge de l’exception d’inconstitutionnalité soulevée devant ou par une juridiction.

Dans toutes ces matières, l’on ne retrouve nullement un « pouvoir de régulation de la vie politique » au profit de la Cour constitutionnelle, ni une compétence pour elle de se prononcer sur la « poursuite du processus électoral par la CENI ».

En référence donc de l’article 69 de la Constitution, la CENI aurait pu se référer au Chef de l’Etat pour mettre ses responsabilités à l’avant-plan face à l’histoire. Elle a peut-être voulu éviter le tollé qu’une telle démarche engendrerait dans la classe politique. Mais, c’est cela le bon droit et il n’est pas trop tard.

Profitant donc de la perche lui tendue par la CENI, la Cour, se fondant sur cet étrange pouvoir, se prononce ultra petita ou pour mieux dire les choses, va au-delà de ses compétences.

Elle va même au-delà de l’attendu, en donnant des injonctions et des ordres au pouvoir exécutif sur une question qui ne lui était pas posée par la CENI, l’administration de nouvelles provinces, heurtant par ce fait même le principe cher à Montesquieu, celui de la séparation des pouvoirs.

Appréciations de l’arrêt de la Cour
La requête de la CENI est révélatrice des difficultés réelles que cette dernière rencontre dans la gestion du processus électoral. Que la CENI les ait portées devant la Cour, elle a choisi la manière prudente d’alerter l’opinion tant nationale et internationale sur les préoccupations telles que, si elles ne sont pas non prises en compte avec responsabilité, peuvent avoir une influence négative sur la vie démocratique dans son ensemble pour ce pays pourtant encore fragile au cœur de l’Afrique.

En dépit de la controverse voire de l’incertitude de la base juridique qui a permis à la Cour de s’estimer partiellement compétente de répondre au deuxième chef de demande de la CENI, il convient cependant de formuler les appréciations suivantes sur son arrêt :

1°. Quoiqu’il aille dans tous les sens, en récupérant dans son dispositif même les questions pour lesquelles la Cour s’est déclarée incompétente, l’arrêt de la Cour a donc eu le mérite de réaffirmer « le caractère irréversible » de l’élection des gouverneurs et d’établir les responsabilités de chacune des institutions qui interviennent dans ce domaine. Ceci exclut toute possibilité de nomination des gouverneurs et leurs adjoints, lesquels devraient être élus à l’issu du processus électoral organisé par la CENI selon le calendrier aménagé.

Comment donc seraient administrées les nouvelles provinces et en quoi consisteraient « les mesures transitoires exceptionnelles à prendre par le gouvernement pour faire régner l’ordre public, la sécurité, la régularité ainsi que la continuité des services publics dans les provinces concernées par la loi de programmation en attendant l’élection des gouverneurs et des vice-gouverneurs et l’installation des gouvernements provinciaux issus des élections prévues à l’article 168 de la Loi électorale » ordonnées par la Cour ?

La question posée concerne donc la nécessité d’organiser la gestion des affaires courantes dans ces entités. Pour y arriver, il est souhaitable de partir de l’existant. Les entités concernées, devenues provinces n’étaient pas des territoires sans maitre avant leur démembrement. Les gouverneurs des anciennes provinces peuvent, par une habilitation, poursuivre leur administration sans prendre des mesures de disposition, sauf en cas de force majeure ou de calamités naturelles. Les services de sécurité qui sont présentes devraient aussi poursuivre leur travail sans désemparer.

2°. L’arrêt de la Cour a également eu le mérite de réaffirmer l’indépendance de la CENI et la nécessité de son impartialité dans la gestion du processus électoral, en particulier en ce qui concerne l’évaluation et la poursuite de son calendrier, question que la CENI a osé amené devant elle. Elle devrait donc sans désemparer procéder à l’évaluation et au réajustement de ce calendrier en prenant en compte notamment les droits fondamentaux des citoyens et en privilégiant le consensus au tour des opérations électorales ;

4°. Le recours que la Cour constitutionnelle fait à son prétendu « pouvoir de régulateur de la vie politique » est expressif d’un courage exceptionnel de la part des juges, car la notion n’a aucun fondement dans l’état actuel de l’ordre juridique congolais. Il est probable que les juges aient trouvé le fondement de pareil pouvoir en droit comparé, notamment dans la jurisprudence béninoise. Il est regrettable cependant que l’arrêt de la Cour n’offre aucune motivation dans ce sens. Bien plus, un tel raisonnement juridique ne serait justifié que dès lors qu’on se trouve dans une situation de vide juridique ; ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Sur ce point, l’arrêt de la Cour est, à notre avis, un précédent fâcheux, car il tente d’introduire voire de cristalliser une notion aux contours incertains, susceptible de faire l’objet d’une application à géométrie variable, surtout lorsqu’on ne doit pas perdre de vue qu’actuellement en Afrique, il s’observe une sorte de mutation de paradigme : pour pérenniser le pouvoir ou gagner les élections, les coups d’Etat constitutionnels succèdent désormais aux coups d’Etat militaires ; et les dirigeants mettent à profit les cours constitutionnelles pour à cette fin.

En conclusion :

S’il faut conclure, la requête de la CENI restera l’une de celles qui auront mis à rude épreuve la Cour constitutionnelle. Cette dernière étant encore à ses débuts, est en quête de la confiance des citoyens, car, à travers le contentieux essentiellement politique qu’elle est appelé à gérer, tous les Congolais ont vers elle braqué leurs regards.

Près d’une année depuis son entrée effective en fonction, la Cour devrait être jugée à l’aune de sa pratique. L’heure des vaines paroles étant dépassée, elle est donc appelée à s’affirmer par son œuvre jurisprudentielle comme le véritable gardien de l’ordre constitutionnel en RDC. Sa crédibilité et son avenir en dépendent.